Duel
74 x 94 cm
 
Duel
 
 
 
     

 

Analyse de l'œuvre par Marie-Hélène Barreau Montbazet , Docteur en histoire de l'art, Paris I Sorbonne

 

On peut difficilement ne pas tenir compte d'un titre lorsqu'il existe, surtout lorsque l'artiste le revendique et lui donne une suite. Ce que Patrick ROGELET qualifie de "Duel" est révélateur d'un conflit intérieur personnel qui résume ouvertement ses préoccupations, son cheminement créatif de "peintre aux crayons". Le duel désigné entre la peinture et le crayon de couleur se situe moins entre les supposés médiums qu'entre l'artiste et l'écriture dans laquelle il s'exprime depuis toujours en cultivant spontanément l'ambiguïté, le détournement. Le terme "dilemme" serait probablement plus adapté. Un duel sous-entend un combat, un vainqueur, parfois un mort. Comment les deux mains de l'autoportrait représenté ici lutteraient-elles l'une contre l'autre alors qu'elles appartiennent à un même corps ? Elles se complètent par leurs qualités différentes, s'enrichissent mutuellement par effet de miroir ou de double face. Voyons dans ce dessin une complémentarité féconde plus qu'une bataille.
 
OBSERVONS LE DESSIN ...

Les deux mains qui s'affrontent sont aux antipodes l'une de l'autre dans un combat inégal qui rappelle celui des gladiateurs : la main gauche offensive a l'avantage physique et stratégique tandis que la main droite naturelle, imperturbable, est privilégiée. Elle est armée d'un crayon non pas pour lutter mais pour dessiner. La main qui tient l'instrument n'est pas réelle mais vraie ; c'est la seule main qui crée puisque le dessin est exclusivement réalisé avec le médium du crayon de couleur. L'esthétique des contrastes repose sur les deux archétypes diamétralement opposés et le regard en diagonale du portrait fait figure de révolte, d'inquiétude. Il est en mode défensif contrairement au crayon.
 
Un visage hyperréaliste dans lequel on entend la caresse hypnotisante du crayon, sa progression rituelle, timide, en douceur. L'exécution est rigoureuse et patiente, la discipline du geste est inoffensive, lancinante par le retour interminable du trait de crayon, le perfectionnisme de l'artiste. C'est un mode d'expression méticuleux, discret, face à une perception très personnelle, volontairement insolente, de la peinture qui progresse rapidement, avec audace et voracité, rébellion. La pâte virtuelle est vive, nourrie, fulgurante, encore fraîche, odorante. La matière est palpable, abstraite, impulsive, la substance est collante, elle déborde du support, tache, envahit le dessin, le provoque sous l'œil visiblement contrarié, mais intérieurement jouissif, de l'artiste. Il n'a pas résisté à la tentation de mettre réellement les doigts dans la matière, le pigment, avant de peindre aux crayons la partie supérieure du dessin ! Les détails de différenciation descriptive mettent en évidence une compétition simulée et entretenue par l'artiste entre les deux médiums, peut-être un soupçon de frustration dans le désir d'obtenir ce que n'a pas le crayon par nature.
 
Au-delà de la représentation, c'est un autoportrait complexe de l'artiste, le conflit est en lui. Chacun des adversaires dessiné et dépeint joue de la confusion. Ce sont deux figures fraternelles antithétiques. L'une pourrait être Caïn et l'autre Abel mais il n'y a ni juste ni meurtrier, ni victime ni bourreau, seulement la projection d'une personnalité hybride qui repousse les délimitations, s'interroge sur des alternatives incohérentes qui lui sont nécessaires pour être entier, il se cherche.
 
Les crayons de couleurs n'ont aucun secret pour lui, il sont invincibles et sont l'arsenal de sa création depuis toujours. La peinture le fascine manifestement et il l'expérimente à travers le crayon, il la parodie avec tellement de talent qu'elle parvient, tout en demeurant absente, à faire oublier le dessin omniprésent qui s'y cache et la révèle. L'ordre apparent est perdu, l'artiste se lâche, s'affirme, défie la peinture avec humour. La trace invisible du dessin est partout lorsqu'il est dévoilé. Tout est voulu, concerté, pesé. L'artiste soulève des questions, renouvelle la proximité de nos regards; on se perd volontiers, incrédules et admiratifs.
 
Le crayon est une fausse victime, la peinture une fausse antithèse, plutôt une émulation. Elle semble être plus réelle que le crayon, tout est fait pour nous tromper sur la technique, la durée, on est en pleine illusion physique et plastique. Des clins d'œil au fauvisme, au pop art et à Andy WARRHOL, un usage contre nature mais caractéristique du crayon dans son art.
 
L'autoportrait d'un regard autocritique qui explore, doute parfois, jongle habilement avec les codes, les conventions picturales. Un goût de liberté dès qu'on se laisse porter, la découverte d' effets insoupçonnés, de ressources illimitées. On ne peut que souhaiter davantage encore d'excès, de prise de risque, de débordements subversifs, de "folie" même contrôlée ! Le véritable ennemi du duel n'est pas le médium mais le regard que l'on porte sur le visible, la technique, au détriment du sensible. S'il y a vraiment "duel" le vainqueur ne dépend pas de l'instrument, de la représentation, mais de l'art, de la sensation, la cohérence n'a pas lieu d'être.

 

Marie Hélène Barreau Montbazet