L'échiquier du Destin
143 x 125 cm
 
 

 

La symbolique générale du tableau

C’est l’allégorie du destin de l’homme représenté par une infinité de parties d’échecs et où chaque pièce est remplacée par une personne en situation réelle, à toutes les époques de l’histoire de l’Humanité (on ne voit ici qu’un petit échantillon)
Explication de la scène représentée par le tableau :
Pour montrer le côté infini de la scène, les échiquiers sont imbriqués les uns dans les autres, à la manière des poupées russes. On change d’échelle lorsqu’on passe de l’un à l’autre comme dans le monde de Gulliver. Le passage se fait par l’intermédiaire des tours où chaque nouvelle partie se joue en son sein.
L’échiquier du premier plan se trouve donc dans une tour, (on voit sur les deux créneaux, au centre du tableau, les statues de pierre qui se penchent sur la partie en cours) Sur cet échiquier, on peut voir en bas du tableau une petite tour (à gauche de la main d’enfant) dans laquelle se joue une autre partie, et ainsi de suite.
De même, de part et d’autre des créneaux de la tour dans laquelle on se situe, on peut voir l’échiquier auquel elle appartient. On y voit même en haut du tableau la (grande) main d’un joueur qui va la prendre.
À l’arrière plan, on distingue sur toute la largeur du tableau, les bras croisés d’une statue de pierre issue du créneau d’une plus grande tour dans laquelle toute la scène décrite jusqu’à présent s’y trouve enfermée et ainsi de suite. Dans le tableau on peut distinguer cinq tours issues de cinq échiquiers différents.

 

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Sur le plateau : les Blancs jouent et font mat en deux coups

Le problème
 
Les principaux symboles :

Le destin ultime de l’homme est représenté par le vieillard au centre du tableau. Il perd la partie face aux blancs (mat en 2 coups). C’est la nouvelle génération représentée par la main d’enfant qui matérialise le cycle immuable de la vie.
Le monde de l’au-delà est représenté par les statues de pierre (symbolisant l’éternité) sortant des créneaux. Elles observent le monde sans intervenir sur le destin des hommes.
La grande main peut être prise pour celle de Dieu qui tient le destin des hommes dans sa main.
La femme au bébé, sur la droite, dans la détresse, est la seule à pressentir le danger. C’est le sixième sens de l’instinct maternel.
En revanche, l’insouciance de l’enfance est incarnée par la fillette qui joue avec un chaton, sur la gauche du grand échiquier. Elle n’est pas encore ouverte à la réalité de la vie et confrontée à son destin, elle joue dans son monde.

D’autres symboles figurent dans le tableau...

Voir les croquis préparatoires
 
 
Voir les croquis préparatoires

Analyse de l'oeuvre par Marie-Hélène Barreau Montbazet,
Docteur en histoire de l'art, Paris I Sorbonne

 

La composition est parfaitement équilibrée. C'est d'autant plus évident lorsqu'on regarde toutes les recherches préliminaires, le travail minutieux de construction en amont. Si on observe bien, on est vite frappé par de multiples analogies et correspondances dans les proportions, les répliques, les symboliques, les allégories. La main dominatrice à grande échelle répond à la petite main au premier plan; les deux s'apprêtent à déplacer leur pièce tour dont chacune d'entre elles renferme un nouveau plateau inclusif proportionnellement plus petit. Le grand échiquier à l'arrière-plan est aussi une tour contenue dans deux autres tours que l'on aperçoit par les créneaux de part et d'autre. Elle fait écho à la tour de la scène centrale qui est elle-même reprise dans le plateau miniature de la petite tour du premier plan. Le mouvement du cavalier cabré se retrouve dans celui du bras dressé de la figurine sur la droite. On pourrait poursuivre avec le parallèle entre le jeune enfant et le nourrisson ; le bras tendu du roi et la stature de la danseuse, la représentation du vieillard et celle du joueur qui nous fait face, les cinq bas-reliefs figuratifs des créneaux des tours (deux sont miniatures), le revêtement des plateaux...

 

Rien n'est choisi au hasard, chaque détail a une signification et donne lieu a de multiples commentaires en fonction de la personne qui regarde le dessin. S'il s'agit en l'occurrence d'un joueur d'échecs assidu, comme ce fut le cas de Patrick, il va tout de suite saisir les symboliques, être attentif au positionnement stratégique des pièces sur les deux plateaux et comprendre que le joueur qui nous fait face est, quoi qu'il arrive, perdu. Toutes ces structures gigognes correspondent à différents points de vue, des visions aléatoires aux perspectives déstabilisantes.

 

Comment représenter l'allégorie du destin de l'homme ? La réponse est ici celle d'un joueur d'échecs. Dans ce contexte à la fois ludique et stratégique, l'Homme ne devient-il pas responsable de son destin et dans quelle mesure ? Il est amené vue sa situation à réfléchir sur sa condition, le sens de sa vie. Est-il vraiment libre ? Peut-il agir sur son avenir ou celui ci est-il une fatalité ?

 

Le thème du destin fut souvent repris dans les œuvres artistiques, traité différemment selon les perspectives religieuses, scientifiques, littéraires, etc.

 

Le jeu d'échecs prend naturellement une dimension spéculaire ; il reflète un microcosme où règne l'ordre dans le sens d'un système parfait (carré idéal du plateau comme la Jérusalem Céleste de l'Apocalypse et format du dessin presque carré), sans pur hasard mais qui laisse place à l'imaginaire, au libre arbitre. Les combinaisons sont infinies et il faut savoir anticiper, tenir compte des coups de l'adversaire, les impondérables, ce que Patrick qualifie de « dommages collatéraux, d'obligations, d'effet papillon, toutes ces choses interdépendantes qui influent et changent le cours de la vie ». Les hommes ont une même destinée malgré des conditions différentes. On retrouve à travers ces tours gigognes et le principe du jeu d'échecs, les structures hiérarchiques de la société, l'ascenseur social, les promotions (un pion peut se transformer en dame) la lumière et l'ombre, la passion, la folie, l'espoir , la vie et la mort, le bien et le mal (le blanc et le noir). Chaque espace est délimité, de plus en plus réduit au fil du temps, des parties. L'homme âgé, précisément au centre de la composition, représente ce temps qui passe face à une main jeune, enfantine. Il est passif, me regarde fixement, il sait qu'il a perdu la partie, qu'il va mourir et il pense à sa vie avec semble-t-il une certaine tristesse, peut-être des regrets, d'autres y verront un certain soulagement, une lassitude. Il est dans ce contexte à la fois pion, joueur et contemplateur. Ses mains ne jouent plus en cet instant de pause, l'une est sous le plateau et l'autre sert d'appui à sa tête. Il ne lui reste qu'un ultime coup personnel à jouer. La tour dans laquelle il se trouve est sur le point d'être simultanément prise par la main écrasante au sommet du dessin. Quelle qu'ait pu être sa position , il ne maitrise pas tout ; nous ne sommes jamais totalement maitres de notre destin et nous manquons souvent d'humilité en ne regardant qu'à court terme ou sans perspective. Ce face à face nous interpelle, c'est bien souvent lorsqu'on n'a plus le choix et qu'on est au pied du mur que l'on remet tout en question, que l'on considère le temps précieux qu'il nous reste pour comprendre l'essentiel. C'est le seul personnage qui nous regarde, il est immobilisé tel les statues pétrifiées pensives des créneaux alors que les pièces figuratives s'animent avec une vitalité illusoire. Les deux autres joueurs ne sont représentés que par leur main : l'une dominante, démesurée, au sommet du dessin, l'autre miniature, faible, au premier plan. Le regard limpide du vieillard en dit long sans être pour autant décryptable, il nous transperce et nous relie au dessin, nous implique au point que nous devenons presque plus présents que lui dans cet espace. Il est trop tard pour lui, il ne peut plus rien faire, seulement subir ce que chacun de nous vivra à moment donné, lorsque son tour viendra. Il est d'après l'artiste «témoin et mémoire de la vie, de la sienne et de celle de chacun de nous ». Ces pièces gigognes sont aussi des lieux mnémoniques, des regards de sagesse et d'enseignements sur le passé. Une réflexion sur le sens de la vie, ses vanités, ses vraies valeurs, notre raison d'être.

 

 

 

Nous serons tous confrontés à cet instant à la fin de notre vie, quel sera notre bilan ? Dans quel état d'esprit serons-nous alors si nous avons cette conscience, ce temps de pause ultime ?

 

L'effet gigogne inclut dans cette symbolique la notion de renaissance, de prolongement cyclique de la vie et de la mort, d'espoir : c'est une main d'enfant (celle de la fille de Patrick alors âgée de 5 ans) qui poursuit en prenant la tour et en terminant la partie. Le vieillard se retrouve quelque part dans les personnages sculptés dans la pierre des créneaux de chaque tour, il devient contemplateur à part entière, représentant de l'au-delà.

 

Approchons-nous d'un peu plus près et regardons les figurines des pièces d'échecs sur le plateau central :

Le roi est avachi sur son trône, apathique, il rappelle la position du vieillard en plus accentuée. La femme à l'ombrelle, vulnérable, semble être en danger face au cavalier qui bondit vers elle. Un moine compatissant regarde le roi. Les quatre pions regroupés sur la gauche se font face et se neutralisent. Il s'agit d'un musicien (l'art), d'un berger (la nature) et de deux soldats (l'autorité inflexible, rétrograde) aux costumes volontairement anachroniques. Les deux fous sont eux aussi en décalage temporel , ils s'autosatisfont. Un clin d'œil supplémentaire de l'artiste qui ne sacrifie aucun détail avec la reine qui s'accroche au bord de l'échiquier pour revenir, renverser la situation stratégique de manière inattendue, elle symbolise l'espoir de promotion du pion qui parvient malgré sa faiblesse, sa petitesse apparente, à traverser l'échiquier jusqu'à la première ligne de l'adversaire. C'est une belle illustration de l'ascenseur social lié au mérite et au talent, une belle revanche car c'est souvent cette promotion de pion en dame (la pièce la plus puissante) qui permet de gagner la partie. La persévérance est souvent récompensée, aux échecs très certainement, c'est aussi le cas dans la vie, le temps semble certes plus long qu'une partie d'échecs et l'enjeu n'est pas le même.

Sur le plateau extérieur, autrement dit la tour périphérique, l'échelle des dimensions est supérieure et demeure très réduite par rapport à un des colosses en bas-relief du créneau dont on reconnait la position des bras croisés.

Les pièces sont tout autant chargées de symboles dans des rapports dominants-dominés : un mendiant face à un cavalier d'or éclatant, une mère qui pressent un danger et protège son bébé, une petite fille encore insouciante avec son chaton qui joue à ses pieds, le roi qui défie la reine, la danseuse disciplinée qui s'incline devant la reine.

On pourrait s'étendre encore beaucoup plus sur toutes ces significations qui varient d'ailleurs selon la sensibilité et la perception de chacun. Il y aurait matière à développer et un joueur d'échecs s'attacherait davantage aux positions stratégiques des pièces : elles correspondent à une étude de cas génératrice de plusieurs thèmes et réputée aux échecs (les Blancs jouent et font mat en trois coups). Il serait un peu trop technique de poursuivre dans cette orientation mais les grandes lignes énoncées ici sont importantes pour pénétrer dans ce dessin.

Les rendus de matières et de volumes sont remarquables. On ressent physiquement la pierre vieillie dégradée par le temps qui passe, le vécu. Une usure qu'on imagine, après immersion dans cet espace, d'autant plus importante à mesure que les parties se jouent, que l'échelle se réduit. Les « bas-reliefs » sculptés par le crayon semblent s'extraire de leur cadre respectif. Le réalisme de l'empreinte charnelle des extrémités digitales, leur vue très rapprochée habituellement non visible à l'œil nu, contribuent à nous inclure personnellement dans le dessin. Les stries singulières de la peau révèlent l'identité du joueur et nous projettent dans la proximité, un faux-semblant d'immédiateté avec une perception sensorielle de l'épiderme. Une minutie impressionnante jusqu'au rendu des stries cutanées complexes, les fissurations infimes et structurées qui rappellent presque des découpes d'arbres, la fuite du temps ici encore. On a le sentiment de passer d'un médium à l'autre alors qu'il n'en n'est rien, tout est exclusivement réalisé aux crayons de couleurs pourtant invisibles. Il semble n'y avoir aucune limite à leur usage, leur capacité à tout traduire, saisir. Patrick joue avec les différences de matière et l'espace pictural, nos perceptions. Je n'ose pas imaginer le bruissement sans fin des crayons qui ont maintes fois parcouru discrètement la surface du dessin, donné lieu à la matière, au volume et à la profondeur.

On est plongé dans une réalité qui n'est qu'apparente, des représentations partielles qui lorsqu'on regarde l'ensemble parviennent à se construire virtuellement par projection : il faut pour cela bien observer pour ne pas passer totalement à côté de ce dessin, sa profondeur, ses significations cachées, suggérées. Ce dessin a une valeur particulière pour l'artiste. Sa fille et sa maman ont respectivement posé pour la représentation de deux pions d'échecs aux deux extrémités du plateau périphérique. C'est aussi la petite main de sa fille qui est au premier plan. Le joueur contemplateur au centre du dessin est également loin d'être neutre pour Patrick, la symbolique n'en est que plus forte. Ce n'est pas seulement un trompe-l'œil, la composition, la créativité artistique, la profondeur de cette œuvre sont remarquables. On est pris dans l'environnement tridimensionnel du dessin, tenté de toucher les matières, de vérifier les textures, de chercher ce qu'on devine.

Une virtuosité fascinante, une complicité ludique entre l'artiste et le contemplateur éblouis que nous sommes, une démonstration époustouflante des possibilités infinies qu'offre ce médium.

 

Marie-Hélène Barreau Montbazet